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LES DROITS DE L'HOMME EN QUESTION ?



LES DROITS DE L'HOMME EN QUESTION ?

                                                                Raymond COURT[1]

Sur la manière d'aborder la question des droits de l'homme trois attitudes différentes peuvent être distinguées qui se sont succédées depuis la fin du XIXéme siècle. La première attitude est représentée par la critique marxiste du formalisme bourgeois de la Déclaration des droits de 89. Les « droits de l'homme et du citoyen» désigneraient seulement des «libertés formelles (c'est-à-dire vides et verbales), l'invocation á la démocratie libérale ne serait qu'un masque idéologique pour les intérêts de la classe bourgeoise, la visée de l'universel, un simple instrument au profit de la classe dominante et, derrière le «droit de propriété» (article 17) se camouflerait l'homme égoïste, « l'homme séparé de l'homme et de la collectivité». Discours donc anti-individualiste et anti-bourgeois qui dénonce derrière la façade politique de 1'Etat moderne la réalité économique sous-jacente de l'exploitation capitaliste.[2]

Mais, au X.Xéme siècle, suite á l'épreuve effroyable du nazisme et du stalinisme, tout le procès précédent a du être révisé.. D'où une seconde attitude qu'on  a  pu  désigner  comme  un  « retour aux droits de l'homme». A cet égard les « dissidents» ont, par leur action, témoigné de manière décisive que, loin d'être vides et verbales, les « libertés formelles» de la démocratie libérale assurent contre l'arbitraire totalitaire le droit - pour reprendre les termes mêmes de la Déclaration - á la « sûreté» des personnes et á la «libre communication des pensées et des opinions» (liberté d'expression qui ouvre un véritable «espace public» pour une libre discussion «critique)[3]. C'est ainsi en dernière analyse la question de l'Etat de droit qui est ici posée en même temps qu'est reconnue l'impossibilité de renoncer au politique et au problème de son fondement pour établir la légitimité de la démocratie contre le totalitarisme.

Aujourd'hui même toutefois, on peut se demander si nous n'assistons pas au développement dans toute cette problématique d'une troisième phase qui paradoxalement rejoindrait sur un certain point les conclusions de l'analyse de Marx. Déjà Tocqueville dans son analyse de la démocratie autour du concept-clé d'égalité pointait le risque d'une dérive individualiste. Avant d'être un type de pouvoir qui travaille á l'égalité des conditions, la démocratie représente un type de société où ne subsistent plus les distinctions d'ordres et de classes et où sont donc abolies les différences héréditaires de conditions, cette égalité sociale ne signifiant d'ailleurs ni égalité intellectuelle ni égalité économique. Mais cette idée-mére d'égalité, souligne l'auteur de la Démocratie en Amérique, est á la fois une grande promesse et un danger. Une idée sublime d'une part en tant que reconnaissance de l'autre comme un autre moi-même. Et le chrétien qu'est Tocqueville ( pour lequel tout homme est créature aimée de Dieu ) ne peut qu'approuver ce type-idéal de la démocratie par opposition á celui d'une société aristocratique pour lequel l'autre est radicalement autre ( au sens d'une autre espèce ) : il cite l'exemple de Mme de Sévigné parlant á ses domestiques comme á des sous-hommes. Mais quand les solidarités propres á une société d'Ancien Régime et les croyances collectives d'ordre religieux qui les cimentaient tendent á s'effondrer, l'avènement d'une société éclatée et, comme dira Durkheim, « anomique» conduit á l'affirmation hyperbolique de l’individualité et ses revendications sans limite où Tocqueville détectait une cause de dégénérescence pour la démocratie. N'est-ce pas justement cette interprétation individualiste des droits de l'homme que dénonçait déjà Marx et qui nous apparaît, sous la forme de la post-démocratie moderne, comme le tombeau même du politique? En effet á l'effondrement contemporain des grandes croyances religieuses et idéologiques succèdent la  tyrannie  des  opinions  et  corrélativement  le  pouvoir  des  medias     ( intellocratie ), les revendications sans limites des groupes de pression et la prolifération des communautés identitaires. De là, face á notre problématique, une troisième attitude qui consiste á dénoncer la chute dans une véritable idéologie des droits de l'homme par réduction de ces derniers á la simple requête des désirs personnels[4].

La notion de droit naturel.

Pour échapper aux flottements contradictoires que nous venons de constater autour du débat sur les droits de l'homme le présent exposé se propose de revenir d'abord sur la notion centrale de «droit naturel »[5]. Qu'il s'agisse en effet de la dignité personnelle ( á ne pas confondre avec l'affirmation hyperbolique de l'individualité ) ou des fondements de l`Etat de droit, il importe au plus haut point de maîtriser cette notion majeure, d'autant plus qu'elle est, nous le verrons, porteuse d'ambiguïtés redoutables. Aussi bien, á son propos, il importe tout de suite de distinguer trois sens principaux et tout á fait inconciliables en raison des équivoques propres á l"idée de nature selon que celle-ci est prise en un sens à teneur biologique, physique ou éthique.

Un premier sens renvoie á un finalisme à dominante biologique et à ce qu'on a dénommé « le droit naturel des anciens ». Ainsi, selon Aristote, chaque être est défini par sa « fin » ( le telos en lequel il atteint son essence ) au sein d'une nature hiérarchisée. Position donc foncièrement inégalitaire selon laquelle chacun, á l'intérieur du cosmos, occupe la place fixée á lui par la loi du Destin : d'où notamment l'affirmation qu"il existe une « nature féminine » ( inférieure á celle de l'homme) comme aussi des « esclaves par nature ». Pour l'existentialisme sartrien tel serait bien le sens fondamental du concept de « nature humaine » à combattre absolument comme négation de notre liberté.

Avec l'avènement de la nature galiléenne et sur la base d'une généralisation du mécanisme cartésien, certains, comme Thomas Hobbes, reprendront, en la transposant, une thèse déjà exposée et discutée par Platon dans le Gorgias, selon laquelle  dans « l'état de nature » le droit de chacun s'étend autant que sa force. Le « droit naturel » - et c'est le second sens annoncé - se confond alors ici avec ce qu'on a nommé « le droit du plus fort », au sens physique du mot.

Enfin, selon un troisième sens, celui qui nous retiendra plus particulièrement pour répondre á notre problématique des « droits de l'homme », le « droit naturel» implique une dimension éthique fondamentale bien dégagée par Kant, á savoir la
conviction que seul l'homme moral ( en tant qu'il se représente la loi morale en vertu de laquelle il doit se proposer des fins ) ou sujet responsable est vraiment « fin en soi » et donc personne digne de « respect ». Définition parfaitement opératoire si l'on se refuse á réduire comme Durkheim la dignité personnelle á un noeud de fonctions sociales. En dépit d'une valorisation réciproque certaine et très précieuse entre dignité personnelle et fonction sociale, il n'en reste pas moins que la première, en dernière analyse, a son centre ou son axe hors de la seconde. En dehors de toute hiérarchie de condition sociale, la dignité d'un être humain est dans sa liberté en rapport avec la loi morale, ce que Kant, á la suite de Rousseau, nommera autonomie . Si la personne est « fin en soi » et valeur absolue, c'est donc en tant que la dignité appartient en propre á l'être qui est par lui-même et donc auteur, grâce á ce choix fondamental sur soi-même, de ce qu'il faut nommer sa destinée. C'est pourquoi en dernière analyse, comme le souligne Kant avec force, si une chose ou un animal ont un prix, seul l'homme a une dignité.
Cette notion de « droit naturel» au sens moral constitue le thème central propre á une longue lignée de penseurs qu'on a dénommée « l'école du droit naturel» et qu'on peut jalonner depuis l'Antigone de Sophocle par exemple jusqu'au Contrat social de Rousseau, en passant par les théologiens scolastiques du Moyen-Age et les jurisconsultes du XVI éme siécle pour aboutir á la fameuse Déclaration de 1789. Cette dernière apparaît ainsi au terme d'une longue maturation des idées á travers une très vénérable tradition qui va de l'antiquité tardive jusqu'aux Déclarations américaine ( 1776) et française ( 1789) en passant par l'apport chrétien décisif.

Mais il importe de souligner, comme nous y reviendrons en conclusion, que la réflexion conjuguée de Rousseau et de Kant sur l'idée de nature humaine, dans le prolongement même de l'école du droit naturel, parait tout á fait fondamentale et
indispensable pour réhabiliter la notion « de droit naturel» souvent considérée aujourd'hui comme aussi dévaluée que celle de « nature humaine» et devant être écartée soit pour essentialisme biologique á la manière d'Aristote, soit pour essentialisme abstrait étranger á l'histoire.
La pensée de cette « école du droit naturel» repose sur deux principes fondamentaux. Le premier affirme l'existence d'un droit antérieur á toute législation positive, á savoir le droit naturel lui-même défini plus haut comme norme idéale absolue qui commande catégoriquement le respect de la personne humaine, á savoir un sujet libre et moral, donc responsable. Sur ce principe, montre Rousseau, est fondée l'égalité de droit entre les hommes, quelles que soient les inégalités de fait existant entre eux. Il n'y a pas d’autre réfutation possible de ce que nous nommons racisme ( auquel nous pouvons joindre le sexisme) et qu’il nous suffira de définir comme le refus de reconnaître l'égale dignité de tout être humain. Aussi bien l'article 1er de la Déclaration de 89 pose-t-il d'emblée cette peréquation entre liberté et égalité : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits». Ce qui nous conduit á l'articulation du plan moral et du plan juridico-politique où nous rencontrons le second grand principe emprunté par nos deux philosophes á l'école du droit naturel et qui se rapporte á la notion de contrat, notion-pivot qui définit comme seule légitime une autorité librement consentie.

On voit donc comment la problématique du droit naturel constitue le présupposé fondamental au coeur du débat présent, dans son ensemble. Après le fondement du droit personnel reste á démontrer toujours á partir du même principe celui de l'état de droit.

La notion de contrat et l’Etat de droit.

L'affirmation  que  tout  pouvoir  vient de Dieu, selon une formule paulinienne ( Romains, XIII, 1) reprise par Rousseau, ne doit pas être confondue avec la thèse de la monarchie de droit divin défendue notamment par Bossuet et selon laquelle le roi tiendrait son pouvoir directement de Dieu. Pour les théoriciens du « droit naturel», le pouvoir est certes d'origine divine mais il réside originairement « dans l'ensemble du peuple » (« in tota multitudine », dit Bellarmin[6] ). Rousseau retient bien sûr des jurisconsultes la manière dont ils posent le problème, á savoir que la souveraineté réside originairement dans le peuple, mais il récuse catégoriquement le « pacte de soumission ». Discussion dont l'enjeu, capital on va le voir, engage en son fond toute la problématique des droits de l'homme. En effet le « pacte de soumission » est construit sur le modèle de « l'esclavage par convention » ( á distinguer de « l'esclavage naturel », comme chez Aristote, au nom d'une prétendue supériorité « en nature » d'une personne sur une autre ). Ainsi un peuple pourrait aliéner sa liberté ente les mains d'un souverain ( et donc légitimer le pouvoir absolu de ce dernier ) tout comme un homme, par un « consentement ou exprès ou tacite », accepterait de devenir l'esclave d'un autre pour gagner sa vie ( en cas de misère ) ou éviter une mort certaine ( en cas de guerre ). A quoi Rousseau oppose une argumentation serrée dont nous retiendrons l'essentiel, á savoir que renoncer á sa liberté est immoral et indigne de l'homme, et qu'en dernière analyse une convention á sens unique est purement et simplement contradictoire. La liberté est donc inaliénable[7]. Et ce qui vaut pour un individu ( contre l'esclavage ) vaut pour un peuple ( contre l'absolutisme ). Ainsi Rousseau accuse en particulier Grotius de n'avoir rien épargné « pour dépouiller les peuples de tous leurs droits et pour en revêtir les rois avec tout l'art possible ». Ce faisant, l'originalité de Rousseau sur le plan de la philosophie politique réside non dans le fait d'avoir soutenu que la souveraineté a son origine ( fondement ) dans le peuple, mais plutôt dans l'affirmation que l'exercice de cette souveraineté doit toujours résider dans le peuple. En bref la souveraineté est inaliénable. Seule la puissance exécutive peut être déléguée : tel est, au sens propre, le « gouvernement » appelé á demeurer sous le contrôle permanent du peuple souverain dont il est l'émanation. Et seul est finalement «républicain », c'est-à-dire légitime, l'Etat dans lequel le peuple conserve toujours l'exercice de la souveraineté ( quelle que soit la forme du gouvernement ), ce qu'aujourd'hui même nous nommons régime démocratique[8].

Ainsi l’idée de contrat ou, comme dirait Kant qui, sur tous les points précédents suit Rousseau, le contrat comme idée, définît ce que la raison  « pratique » ( c'est-à-dire morale ) exige pour qu'une constitution politique et plus généralement toute relation d'homme á homme soit avouable devant elle. Concrètement ceci signifie d'abord d'un point de vue négatif ( ce qui ne veut pas dire inefficace, car    trouve  son  point  d`appui le  fer  de  lance  de  toute  lutte  pour les  droits  de  l'homme ) le refus  de  toute  autorité prétendue fondée « en nature » ( paternalisme, esclavage « naturel », racisme sous toutes ses formes, sexisme). Positivement est alors reconnue comme seule légitime une autorité consentie par celui qui s'y soumet, en ajoutant aussitôt que ce consentement, dans sa forme, doit être libre ( donc en particulier ni tacite, ni extorqué par la force ) et, dans son contenu, non contraire á notre dignité d'homme : d'où le rejet du « pacte de soumission » dans le cas bien sûr de l'esclavage « par convention », mais aussi, pour les mêmes raisons, dans celui par exemple d'un contrat de travail conclu dans certaines conditions. Et, au-delà même du plan politique et social, notamment dans le domaine de l'éducation, par extension des principes précédents, apparaîtra comme seule légitime l'autorité exercée au service de la liberté de l'enfant et son accession á l'autonomie, au point qu'on peut parler ici d'un véritable pacte pédagogique.

                        Le propre du contrat social selon Rousseau est de réaliser la synthèse de l'autorité politique et de la liberté. Il n'est pas passé entre les individus, mais, á l'intérieur de chacun de nous entre notre volonté particulière et notre volonté du bien commun ou « volonté générale» dont le propre est, en tant qu'elle vise un intérêt le même pour tous, d'être partie de tous pour s'appliquer à tous . Le souverain n'est autre que « l'exercice de la volonté générale» appliquée á diriger la force publique pour mettre celle-ci au service du bien public. Le contrat crée ainsi un nouvel être qui  est á la fois le souverain ( auquel je participe en tant que je veux le bien commun ) et le Peuple ( dont je suis une partie en tant que volonté particulière ) :     « chaque individu, contractant pour ainsi dire avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport : savoir, comme membre du Souverain envers les particuliers, et comme membre de l`Etat envers le Souverain » ( Du Contrat social , I, 7. § 1 )[9] . En constituant une telle autorité souveraine, á la fois commune et mienne, Rousseau apporte donc la solution au problème qu'il avait posé au départ : « trouver une forme d'association (,.) par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant » ( I, 6, § 4). D'où la devise de l’union enfin réalisée entre loi et liberté : « l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté »   ( I, VIII, § 3). Est en effet ici atteint grâce au contrat cet idéal d'autonomie qui définit le critère de toute légitimité juridico-politique, c'est-à-dire de ce que la raison ( au nom du droit naturel ) exige pour qu'une constitution politique soit avouable devant elle. C'est ce que répétera Kant, fidèle â Rousseau sur ce point fondamental : « le contrat originel (ou pactum sociale), en constituant une volonté commune et publique, permet seul de fonder parmi les hommes une constitution civile, donc totalement conforme au droit, et d'établir une communauté» ( Pléiade III, 279: Sur le lieu commun.. )[10].
« Volonté générale» et Terreur

Si les bases philosophiques précédentes, établies et défendues en commun par Rousseau et Kant, semblent permettre d'établir en toute rigueur á partir de l'idée de « droit naturel» les fondements des droits de l'homme et ceux de la démocratie au sens moderne du mot, surgit ici une grave objection qui d'ailleurs vise exclusivement Rousseau et les risques très réels dune dérive dans sa pensée á partir de la notion centrale de « volonté générale» vers ce qu'il faut bien appeler un despotisme spirituel. Force en effet est de reconnaître - en dépit des analyses rousseauiste positives analysées plus haut qui, nous l'avons souligné, ont inspiré directement Kant - que sur la base même de celles-ci s'amorce une grave bifurcation de pensée entre les deux philosophes. La doctrine de Rousseau opère en effet un glissement fort inquiétant en direction d'une interprétation qu'on peut qualifier de pré-Jacobine de la « volonté générale» et d'autre part de ce qu'il ne faut pas hésiter á appeler le despotisme spirituel de la « religion civile». Et á partir de ces textes peut sans doute s'éclairer le dérapage tragique, si énigmatique généralement aux yeux des historiens, qui a conduit de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 89 á la Grande Terreur révolutionnaire de 93. Au contraire, nous le verrons, comment la réflexion kantienne demeure dans la ligne libérale défendue par Locke á partir de l’idée de contrat dans son Essai sur le gouvernement civil (1690).

          Selon la théorie du « contrat social », la souveraineté, on s'en souvient, naît de la soumission de chacun á « la suprême direction de la volonté générale » (1, 6, § 9).  Cette idée de « volonté générale » est le pivot central de toute cette construction et il convient de bien la préciser pour voir où peuvent exactement s'insinuer certaines « déclinaisons » aux conséquences redoutables. Selon Rousseau la « volonté générale » est la volonté de tous, s'appliquant á tous, dans l'intérêt de tous. Elle est donc générale á trois points de vue : premièrement, elle part de tous, ce qui implique en principe l'unanimité, - deuxièmement elle légifère sur ce qui concerne tous les citoyens, ce qui définit la loi, égale pour tous, oppressive pour personne, - troisièmement elle vise un bien commun irréductible á la fois á tout intérêt particulier et á un intérêt collectif transcendant auquel pourraient être sacrifiées des personnes singulières. Cette conception de la volonté générale comporte assurément des aspects positifs. On citera en particulier le refus á la fois des privilèges par souci de conforter la liberté par l’égalité ou aussi de ce que nous nommons les « groupes de pression » qui font passer les intérêts particuliers avant l'intérêt général, et inversement d' « un collectivisme » qui n'hésitera pas , « sous le prétexte du bien commun » á « sacrifier un innocent au salut de la multitude » ( Article Economie politique ). Où apparaît par contre un risque grave de déviation dans cette théorie de la «volonté générale», c'est dans son insistance sur la règle de l'unanimité, fort nette en particulier á propos des premier et troisième caractères de cette volonté rappelés plus haut. D'une part en effet, en précisant que seul le contrat exige un consentement unanime et que pour les autres lois il suffît de toucher à l'unanimité, Rousseau a cette remarque préalable significative : « Plus le concert règne dans les assemblées, c'est-à-dire plus les avis approchent de l'unanimité, plus aussi la volonté générale est dominante; mais les longs débats, les dissensions, le tumulte, annoncent l'ascendant des intérêts particuliers et le déclin de l’Etat» ( IV, 2, § 1). D'autre part, pour que se dégage clairement l'intérêt commun á tous, il n’hésite pas á affirmer : « Il importe donc, pour avoir bien l'énoncé de la volonté générale, qu'il n'y ait pas de société partielle dans l'Etat, et que chaque citoyen n'opine que d'après lui» ( II, 3, § 4). Rousseau ne semble pas distinguer entre le refus des groupes de pression et celui de l'expression des opinions dans leur diversité ( ce que nous nommons le détour démocratique par l'opinion ). Selon lui « une bonne délibération », loin d'être un libre échange intersubjectif entre personnes d’opinions diverses et de bonne foi, doit se passer á l'intérieur de chacun des citoyens supposés « sans communication entre eux » ( II, 2, § 3 ). Bref c'est le refus de tout pluralisme et de tout droit reconnu á une opposition. Force est alors de constater que nous sommes ici sur la pente d'une logique révolutionnaire totalitaire, celle même déjà du Club des Jacobins qui fonctionnera, on l'a dit, comme «une véritable machine d'unanimité» ( Winock ) par noyautage des Assemblées et est, á ce titre, l'ancêtre même du « centralisme démocratique » de triste mémoire.

            Toujours au nom d'une «volonté générale» vraiment « dominante », Rousseau estime que le pouvoir souverain, outre la quête de l'unanimité dans les suffrages, doit s'étendre, au-delà des actions extérieures, jusque dans l'intimité des consciences : « L'autorité la plus absolue est celle qui pénètre jusqu’à l'intérieur de l'homme, et ne s'exerce pas moins sur la volonté que sur les actions » ( Article           « Economie politique»). Cette évocation d'un pouvoir qui réussit à nouer le plus extérieur et le plus intérieur trouvera son accomplissement dans le chapitre final sur la religion civile qui couronne le Contrat social et où Rousseau, contre le principe de la dualité de Dieu et de César, approuve Hobbes d'avoir « osé proposer de réunir les deux côtés de l'aigle et de tout ramener á l'unité politique ». Mais, en un sens, il va beaucoup plus loin que ce dernier car il s'agit selon lui de pénétrer jusqu'au coeur des convictions du sujet. Ce dont témoigne cette affirmation dépourvue d'ambiguïté selon laquelle l'Etat a « inspection » sur « la croyance des citoyens » parce que « la croyance des hommes détermine leur moral » et qu'un athée ne saurait être homme de bien ( Lettre á M. de Beaumont , Oeuvres III, 91). Les chapitres sur le législateur (II, 7) et sur La religion civile (IV, 8) invoquent les exemples de Moïse, Mahomet, Calvin pour montrer que les lois ont besoin d'une sanction religieuse. Afin de donner á la loi civile le caractère d'une loi sainte, on ne peut pas, selon Rousseau, séparer la politique de la religion. Aussi bien au nombre des « dogmes de la religion civile» figure, á côté de l'existence de Dieu et de la vie á venir, « la sainteté du Contrat social et des lois» ( IV, 8, § 34 ). Force est bien alors de reconnaître que Rousseau aboutit ainsi á ce qu'on doit nommer en toute rigueur une forme de despotisme spirituel qui, au nom de la vertu, est par vocation inquisitorial pour peser sur la volonté profonde des sujets. On sait comment Robespierre, vertueux et grand disciple de Rousseau, en cherchant á instituer le culte de l'Etre suprême, se souviendra de la « religion Civile» du Contrat social. On connaît aussi la suite. La Convention, après avoir reconnu par décret « l'existence de Dieu et l'immortalité de I’âme », s’associe le 8 juin 1794 à la fête de l’Etre Suprême, puis établît la loi du 22 Prairial (10juin 1794 ) qui inaugure ce que l'on a nommé « la Grande Terreur ». Cette dernière devait entraîner Robespierre lui-même dans la mort le 27juillet de la même année, après qu’il ait été arrêté le 25 ( 9 Thermidor ). Et Hegel aura  beau  jeu  de dénoncer  comme  le  fruit  même de la philosophie de la « volonté générale » ce mélange maléfique de la Vertu et de la Terreur [11].

Société civile, laïcité, liberté de pensée.

            Kant, bien que fervent rousseauiste nous l'avons vu, corrige sur deux points essentiels la pensée politique du philosophe français en défendant deux principes fondamentaux qui sont les deux piliers-maîtres d"une authentique philosophie des droits de l'homme : la distinction entre société et Etat d'une part, la séparation entre l'Eglise et l'Etat d'autre part. Sur le premier point nous avons noté chez Rousseau la condamnation de toute relation horizontale entre citoyens ou personnes privées, c'est-à-dire le refus de la société civile au sens moderne du mot. Par contre le contenu moderne de l'idée de « société civile » (sinon le mot) est au coeur de la pensée politique kantienne[12]. Ainsi la Doctrine du Droit pose explicitement la spécificité d'une sphère du droit privé face á un droit public ( proprement politique ) et établît en fait la distinction entre société et Etat, en soulignant que la première trouve son statut juridique - et donc sa garantie - dans le second institué selon la constitution républicaine. Ainsi est assurée une sphère d'autonomie pour les personnes, déployée dans l’Etat par l’Etat lui-même.

Sur le second point Kant affirme avec une grande fermeté, qu'il s'agit de régler juridiquement la coexistence pacifique entre le pouvoir de l'Eglise et celui de l'Etat en évitant tout empiétement de !'un sur i'autre ( il précise en particulier que les frais d'entretien de l'Eglise incombent á la communauté religieuse et non á l`Etat ). Et, au nom même du maintien de la liberté religieuse, Kant est conduit á énoncer ce véritable principe de laïcité : « l`Eglise...doit être soigneusement distinguée de la religion, laquelle en tant que sentiment interne se trouve tout á fait en dehors du champ d'action de la puissance civile ». Dés lors toute immixtion de l'autorité publique  dans  le domaine  des  croyances  intimes  la « fait déchoir de sa dignité » ( Doctrine du Droit . Pléiade III, 595-596 )[13].

Par contre, en ce qui concerne le contrôle du pouvoir politique lui-même, Kant n'admet pas comme Locke un droit d'insurrection.[14] Un droit à la révolution violente est  contradictoire en soi puisque celle-ci renverse le principe même de toute coexistence non-violente et signifie donc la retombée dans l'état de nature où seule la force décide[15]. Kant se borne alors á développer l'idée d'une « résistance négative » au souverain sous la forme d'un veto á certaines demandes du gouvernement et il ajoute : « si le peuple consentait toujours, ce serait le signe certain qu'il est corrompu, ses représentants vénaux, le souverain despotique..» (Idem). On peut certes regretter ici pour le moins une insuffisance dans l'explicitation des moyens d'échapper à un despotisme illimité ( comme nous en connaîtrons au XXiéme siècle). Néanmoins nous sommes radicalement en dehors de l'argumentation rousseauiste sur les « bornes du pouvoir souverain » ( Contrat social II, 4 ). Selon celle-ci en effet, face au souverain détenteur absolu de la volonté générale et à la régulation purement interne qui définit cette dernière comme infaillible ( « la volonté  générale  est  toujours droite et tend toujours á l’intérêt public », sauf á être détournée dans les « délibérations du peuple » trompé par l'empire des « volontés particulières » ), "toute opposition, condamnée par principe á regarder á l'intérêt privé, est automatiquement faction et, á la lettre, sacrilège parce qu'usurpatrice. Kant au contraire défend avec force le droit de critique exercé par le citoyen pensant, et notamment par le philosophe.

Rejetant le dilemme platonicien du philosophe-roi ou du roi-philosophe non seulement comme improbable mais comme non-souhaitable ( « parce que la jouissance du pouvoir corrompt  inévitablement le jugement de la raison et en altère la liberté » ), il rejoint Spinoza en défendant un pouvoir qui, loin de réduire les philosophes au silence, leur permette de se faire entendre librement ( Projet de paix perpétuelle II, 364). Et en effet, affirmait-il déjà dans Qu'est-ce que les lumières? ,     « l'usage public de notre raison... dans tous les domaines... doit toujours être libre », c'est-à-dire aussi bien en matières religieuses ou philosophiques qu'en matières politiques ( II, 211). La raison profonde de cette position chez Kant comme chez Spinoza repose sur leur foi commune en l'efficacité du libre examen critique. Ainsi nous rappellent-t-ils cette vérité essentielle que la liberté de pensée et d'expression est la condition de toutes les autres et, partant, se trouve au principe même des droits de l'homme. Kant a d'ailleurs exprimé de manière admirable cette climatique de la liberté sans laquelle il ne saurait y avoir de vie humaine digne de ce nom, morale, politique ou religieuse : « on ne peut pas mûrir pour la liberté si l'on n'a pas été préalablement mis en liberté ( on doit être libre pour se servir utilement de ses forces dans la liberté) »[16].

Conclusion : la référence à la Nature ?

Il nous faut revenir en conclusion sur la référence si contestée á l'idée de Nature et répondre á deux objections majeures en prenant appui sur la double réflexion rousseauiste et kantienne Et d'abord contre l'essentialisme aristotélicien de tendance biologique et fixiste, il faut rappeler que pour Rousseau le propre de la nature humaine est d'être pour la culture et, comme telle, vouée à l'historicité et aux aventures de la liberté. Selon Rousseau la qualité distinctive de l'homme est la perfectibilité inséparablement liée au langage et à la vie en société. Kant de son côté souligne avec force la différence entre l'homme et l'animal. Ce dernier par son instinct est « déjà tout ce qu'il peut être», une « raison étrangère» ayant déjà pris soin de tout pour lui. Le premier au contraire, dépourvu d'instinct, « a besoin de sa propre raison» pour façonner sa conduite en dégageant « peu á peu de lui-même, par son propre effort, l'ensemble des dispositions naturelles de l'humanité». En conséquence « l'homme doit user de sa propre raison», principe suprême des Lumières, et, Kant, comme Rousseau encore, insiste donc sur la perfectibilité comme développement des capacités virtuelles en liaison avec la « sociabilité». Aussi bien le propre d'un être raisonnable en effet, rappellent les Fondements, est de posséder « la faculté d'agir d'après la représentation des lois, c'est-à-dire selon les principes», de sorte que « seul » un être raisonnable « a une volonté».

Toutes ces remarques sur l'ouverture de la nature humaine á la culture, á la liberté et â l'histoire fondent la responsabilité humaine, á savoir la prise en charge par l'homme de sa destinée. Mais - et c'est le second point á remarquer - l'homme n'est pas seulement raison, il est aussi sensibilité. Et là encore la réflexion kantienne peut nous être précieuse quand elle nomme cette unité concrète « sujet humain»,    « homme», « nature humaine». En mettant ainsi l'accent sur la présence du corps, donc sur la dimension charnelle de la personne et pas seulement son aspiration á l'universalité, on est alors invité á porter une attention plus soutenue à sa fragilité et à sa vulnérabilité, en même temps qu'à la densité existentielle d'une liberté menacée de tortures physiques ou de manipulations purement techniciennes ( d'où en particulier le sens même d'une préoccupation bio-éthique, et il faudrait invoquer également toute la question - si présente et trop longtemps négligée - du féminisme). Impossible notamment de réduire, comme trop souvent chez Sartre ou Simone de Beauvoir, la personne à la transparence d'un pur «pour soi» dont le regard se porte sur un corps traité en simple instrument. Descartes lui-même, au nom de l'union âme/corps, insistait sur le fait que « je ne suis pas dans mon corps comme un pilote en son navire». C'est cette double dimension - d'une part d'incarnation et de chair - d'autre part d'aspiration á l'universel que désigne très précisément le concept de « nature humaine» qui donne ainsi á notre liberté sa densité existentielle concrète plénière. Et ceci vaut non seulement sur le plan personnel mais également sur le plan juridico-politique. C'est en effet la référence á une commune nature humaine contenue dans l'idée de droit naturel qui nous incite á ouvrir toujours davantage nos institutions juridico-politiques pour les rendre attentives á la communauté de tous les hommes et susciter au nom même de cette dimension d'universalité humaine le respect des différences culturelles. A la lumière de cette méditation rousseauiste et kantienne sur la dialectique nature / culture, s'effondre ainsi totalement toute objection d'essentialisme portée contre la notion de nature humaine porteuse de l'idée de droit naturel.




[1] Professeur de philosophie.
[2] La Question Juive
[3] A signaler qu’a joué également dans ce sens un autre événement d’un ordre bien différent, celui du progrès des techniques biologiques qui marquent dans leur application à l’homme une rupture par rapport aux simples techniques thérapeutiques traditionnelles. En touchant à la nture même de l’homme, celles-ci soulèvent en effet des questions éthiques et juridiques qui débordent par principe la simple déontologie médicale. D’où la création des Comités d’éthique distincts des comités hospitaliers. Apparaît alors la nécessité, dans cette situation de vide juridique, pour établir des règles ( éventuelles ) inédites de ‘’droit positif’’ ( c’est à dire garanties par des textes législatifs ) de faire référence à une exigence marquant le retour du droit à ses sources morales, principe régulateur , en lui-même informulable, et qui correspond à la notion de « droit naturel » telle que nous l’analyserons.
[4] A titre d'exemple typique de ce glissement vers I'individualisme on peut citer un prétendu « droit á l'enfant» quelles que soient les circonstances et sans souci aucun de l'enfant lui-même. Ou encore : le droit á se prostituer fondé sur une simple libre décision personnelle ( comme l'illustre l'opposition significative sur ce point entre deux féministes éminentes : Élisabeth Badinter et Gisèle Halimi ).

[5] Dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 Août 1789 il est question de «droits naturels » au pluriel. Ainsi l'Article 2 énonce : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces Droits sont la liberté, la propriété, la sûreté  et  la  résistance  á l'oppression ». L'expression « droit naturel » au singulier renvoie, au-delà du formulable, á l'exigence fondamentale qui est au principe et au fondement « des droits de l'homme ».

[6]  Bellarmin, jésuite et théologien, Cardinal italien(1542-1621).

[7] Contrat social I, 4,§ 6 :   « renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs » L’article 1er déjà cité de la Constitution de 89 insistera sur cette  inaliénabilité : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». D'une manière générale on peut noter que le texte qui est á la base de la rédaction votée du 20 au 26 juillet 89, même s'il est demeuré anonyme, porte fa for-te empreinte de Sieyès et, á travers ce dernier, l'inspiration fondamentale de Rousseau jusque dans la formulation même des articles. En ce qui concerne le cas précis de l'esclavage> rappelons que l'extension de la Déclaration universelle des droits de l‘homme á l'homme noir défendue dés 1789 par Brissot et sa Société des Amis des Noirs ( á laquelle, dès sa création, adhéra l’abbé Grégoire qui en 1787 déjà avait pris la plume en faveur des juifs d'Alsace et de Lorraine ) ne sera effective que le 4 février 1794 avec la suppression de l'esclavage par ta Convention. Mais l'esclavage sera rétabli á l'initiative de Bonaparte le 20 Mai 1802, pour être définitivement aboli seulement sous la II éme République le 27 avril 1848. On sait par ailleurs que la Révolution française dans son ensemble n'a guère été féministe. A noter que le mérite de la Déclaration, grâce au  « formalisme» du «droit nature!» qui pose une exigence, est de contenir en germe, pour les fonder logiquement, des points qui initialement n'y étaient pas formulés, entre autres les rejets de l'esclavage et du sexisme, ou encore, dans un autre ordre, le droit au travail.

[8] Où l’on mesure l’impact décisif de la pensée de Rousseau sur la Révolution française. A cet égard la date de celle-ci est bien le  17 juin 89 quand le Tiers se déclare Assemblée Nationale, ce qui implique le déplacement de la souveraineté ( et donc le riposte de la Cour et ses suites ). L'article 3 de  la Déclaration de 89 sera parfaitement explicite sur ce point : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation, nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en érnane expressément». Ajoutons que l'emploi des termes républicain et république semble se perpétuer de nos jours avec une connotation rousseauiste á la fois dans la gauche française et chez le Général de Gaulle.
[9]  A propos de ce contrat passé en quelque sorte entre notre moi empirique et notre moi idéal on pourrait parler d'acte transcendantal, au sens kantien.

[10] Même si nous devrons relever plus loin certaines divergences sur des points très importants entre Rousseau et Kant, en fait le second demeure très fidèle au premier dans son analyse centrale du contrat et du souverain. Les deux textes kantiens essentiels sur ce point sont : Sur le lieu commun….   ( III, 273 ) et Doctrine du droit § 46 ( III 578-579 ) et § 47 ( III 581). La source de tout droit réside dans la volonté unie du peuple : c'est « de la volonté unifiée du peuple.. que tout droit doit procéder.. Il n'y a donc que la volonté concordante et unifiée de tous, pour autant que chacun pour tous et tous pour chacun décident la même chose, il n'y a par conséquent que la volonté du peuple universellement unifiée qui puisse être législatrice» ( 578-579 ). « L'acte par lequel le peuple se constitue lui-même en Etat, et á proprement parler la simple Idée de cet acte - d'après laquelle seule peut être pensée la légalité de cet acte - est le contrat Originaire aux termes duquel tous ( omnes et singuli ) dans le peuple abandonnent leur liberté extérieure pour la retrouver aussitôt en tant que membres d'une république, c'est-à-dire du peuple regardé comme Etat { universi } et l'on ne peut pas dire que l`Etat, l`homme dans l'Etat, ait sacrifié á une fin une partie de sa liberté extérieure innée, mais qu’il a complètement dépouillé la liberté sauvage et sans lois pour retrouver intacte dans une dépendance légitime, c'est-à-dire dans un état juridique, sa liberté en général, puisque cette dépendance émane de sa propre volonté législatrice» ( 581 ). « Il y a donc ici un contrat originel qui seul permet de fonder parmi les hommes une constitution civile donc totalement conforme au droit, et d'établir une communauté. Mais ce contrat { qu’on appelle contractus originarius ou pactum sociale), comme coalition chez un peuple de toutes les volontés particulières et privées pour constituer une volonté commune et publique { dans le but d'une législation purement juridique ), n'a absolument pas à être nécessairement présupposé comme un fait.. Mais c’est une simple idée de la raison qui possède néanmoins sa réalité ( pratique ) indubitable : qui consiste á obliger toute personne qui légifère â
produire ses lois de telle façon qu'elles puissent être nées de la volonté unie de tout un peuple et à considérer tout sujet, dans la mesure où il veut être citoyen, comme ayant donné son suffrage à une telle volonté. Car c'est la pierre de touche de la conformité au droit de toute loi publique» ( 279 ) ( cf la formule d'Eric Weil : « le peuple…. doit pouvoir vouloir obéir» ).

Il conviendrait d'ajouter ici pour dégager toute l'ampleur de la réflexion politique kantienne comment celle-ci s'étend de l'établissement de la constitution républicaine á celui d`un ordre juridique cosmopolite, ce que nous nommons droit international ( dont l'existence fut déjà affirmée par un Bartolomi Las Çasas pour défendre les Indiens contre les colonisateurs espagnols). Dans le texte Sur le lieu commun ( III 197 ) Kant se prononce contre une communauté cosmopolitique soumise à un chef qui peut conduire au plus effroyable despotisme et il défend une fédération conforme á une loi consentie entre les nations ( « un état juridique de fédération selon un droit des gens dont il a été convenu en commun». Le Projet de paix perpétuelle reprend systématiquement la problématique de cette tâche éminente à accomplir par des solutions graduelles et progressives. Kant assurément se situe ici dans la ligne de ce qui sera pour nous aujourd'hui la Charte des Nations Unies. Au non d'une « foi de la raison» comme confiance dans l'avenir de l'humanité et partant motif d'action, la Doctrine du droit s'achève au nom de cette idée sur appel á l'action réformiste : « la réalité objective de cette idée est des mieux garanties : elle seule, á condition d’être poursuivie non pas d'un seul bond par voie révolutionnaire...mais par des réformes graduelles et d'après des principes fermes, peut, par approximation continue, conduire au bien politique suprême, la paix perpétuelle» ( III  630).

[11]  La Phénoménologie de l'esprit de Hegel montre que vision morale du monde et Terreur sont nécessairement liées. Le formalisme ( sous ce terme Hegel vise à la fois Rousseau et Kant ), en posant face á face volonté particulière et volonté universelle faute d'envisager un processus historique de médiation, engendre leur conflit inévitable qui débouche sur le cycle anarchie / terreur. Notre analyse, en mettent l'accent sur une déviance particulière á Rousseau, tentera de défendre Kant contre la critique globale de Hegel.

[12] Certes  chez  Kant,  « société  civile », comme  chez  Locke, en  conformité  d'ailleurs á l'étymologie ( « civitas »), est encore synonyme de «société politique » par opposition à « état de nature » ( le mot au sens moderne apparaîtra seulement, semble-t-il, chez Ferguson et Adam Smith, puis dans !es Principes de la Philosophie du Droit de Hegel qui l'oppose á l’Etat ).

[13] Nous sommes ici à l’opposé de la « religion civile » rousseauiste et dans l’esprit  déjà de ce que sera chez nous la loi de 1905. Cette dernière en affirmant la séparation de l’Eglise et de I'Etat, reconnaît aux citoyens le droit à avoir leurs convictions religieuses propres. Laïcité donc « inclusive», a-t-on dit justement, et non pas « exclusive». En fusionnant au contraire les deux pouvoirs, politique et religieux, Rousseau est sur la voie des religions séculières ou tout au moins d'une religion laïque á la française qui fleurira sous la forme d'un culte républicain. Par contre la religion civile des pères fondateurs américains ne saurait être confondue ni avec ce modèle français, ni a fortiori avec la religion civile rousseauiste. La séparation Eglises / Etat y est proclamée d'emblée sans complexe, même si Dieu est invoqué comme créateur des droits de l'homme pour marquer que le politique n'est pas la source première du droit ( où l'on retrouve fa référence lockienne au « droit naturel» comme recours ultime « au ciel» ). A noter toutefois que la religion civile américaine n'est pas exempte d'un risque de déviance qui lui appartient en propre, á savoir la tentation de succomber á un messianisme impérialiste.

[14] Locke défend le droit d'insurrection au nom du droit naturel : « Le peuple, en vertu d'une loi qui précède toutes les lois positives des hommes et qui est prédominante…, s'est réservé un droit qui appartient généralement á tous les hommes lorsqu'il n'y a point d'appel sur la terre, savoir : le droit d'examiner s'il a juste sujet d'en appeler au Ciel » ( Essai sur le -gouvernement civil 1690 ).

[15] Kant s'est expliqué sur son attitude ambivalente á l'égard de la Révolution française dans Le Conflit des Facultés ( 1798). D'une part il confesse un sentiment voisin de l'enthousiasme face au spectacle de cet « événement de notre temps qui prouve la tendance morale de l'humanité » par l'humanisme dont il témoigne en révélant l'homme á lui-même dans la sphère politique et en inaugurant la naissance de la démocratie en Europe. Mais d'autre part il condamne l`insurrection violente qui est total renversement du droit et tout particulièrement l’« exécution dans les formes» de Louis XVI qui, pire qu'un assassinat, est le mal suprême. Il ne s'agit pas de confondre légalité et légitimité mais pour Kant un ordre juridique même injuste est supérieur à l'anarchie. En définitive la Révolution a  « accumulé les misères et les horreurs á tel  point qu'un homme raisonnable, même assuré de conduire à bien une seconde entreprise semblable, ne pourrait se résoudre à enter l`expérience à pareil prix ».

[16]  Kant. La Religion dans les limites de la simple raison ( III, 226, note ). Rappelons que la Déclaralion de 89 posait la «libre communication des pensées et des opinions (article 2) et reconnaissait également la liberté des cultes (article 10). Sur ces deux points elle n'a assurément pas suivi Rousseau. Avec ce dernier nous passons en tout cas, eu égard à la liberté, dans un climat tout autre que celui qui vient d'être évoqué á propos de Kant. Ainsi la pédagogie de l'Ernile se propose explicitement de «captiver» la «volonté même» de l'entant : «Sans doute, il ne doit faire que ce qu'il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu'il fasse» (Livre II). Le ressort caché qui permet á ce despotisme spirituel, á la lettre inquisitorial, de peser sur la volonté profonde d'autrui et de s'insinuer au plus intime des consciences afin de les mieux manipuler, joue en permanence sur «l'attachement» tel qu'il règne - exemple éloquent - dans la maison de M. et Mme de WoImar á Clarens. Dans cette atmosphère de paternalisme feutré et de dévotion servile, les domestiques «pensent vouloir tout ce qu'on les oblige de faire» et Rousseau n'hésite pas á déclarer «sublime» «cette partie de la police établie dans cette maison», à savoir ce qu'il nomme la «noble» délation (La Nouvelle Héloïse IV, 10).

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