traduire

LA DÉMOCRATIE MODERNE



 

I - Introduction à la Conférence
de Raymond COURT « La Démocratie Moderne »

par René CONSTANS Professeur de lettres


Cette introduction vise à accompagner ce qui va constituer le nœud central de la soirée avec l’intervention dont un de ses confrère universitaire qui l’a lu en amont de cette conférence dit ceci : «ce texte, admirable de clarté de richesse encyclopédique sans qu’elle ne soit jamais pesante; enfin, c’est un vrai texte de philosophie, jamais dogmatique, mais avec une pensée se faisant et sans cesse ouvrante. Lire un tel texte est un privilège». 

Mes références viennent davantage de la Loi 1901, de la pratique associative, un peu de la connaissance de l'économie sociale et solidaire.

Rappeler toutefois quelques traits soulignés dans la précédente conférence sur la « démocratie en Grèce antique » : le caractère numériquement limité des citoyens qui siègent  à l'assemblée : 2000 pour plus de 40000 ; les privilèges d'une minorité seule capable de se faire entendre parce qu'elle sait lire et écrire, la durée de gestation de la démocratie d'Attique : deux cents ans. A mettre plus particulièrement en valeur à mes yeux : l'énoncé très anticipateur de Solon qui écrit : "j'ai rédigé des lois égales pour les nobles et les roturiers fixant pour chacun une justice droite." Comment ne pas penser en ces jours anniversaires à la Déclaration Universelle des Droits de l'homme et du citoyen, du 12 décembre 1948, qui est beaucoup plus compète et modernisée que celle de 1789. Nous n'oublions pas toutefois qu'il convient de situer les propos de l'homme d'Etat athénien dans leur contexte historique, celui d'un système qui écarte la grande majorité des habitants de la citoyenneté.

En second lieu, les représentations théâtrales qui se déroulaient lors des Dionysies, à Delphes tout particulièrement, offraient à tous les citoyens qui le voulaient des trilogies (une trilogie est un ensemble de trois pièces théâtrales). C'était là reconnaître l'importance des arts dans la formation de chacun et rappeler par la présence du chœur les devoirs civiques en commentant les péripéties de l'action dramatique et parfois en l'orientant.

Voici à titre d'exemple et en acceptant les simplifications nécessaires comment pourrait se présenter la lente maturation de la démocratie moderne à  travers ses institutions.

Proposons quatre phases dans l'évolution de nos structures :

                          A/ 1789-1848 pendant cinquante ans un régime d'assemblées, un régime parlementaire, une monarchie constitutionnelle que marque l'autoritarisme.

                          B/ 1848-1879 c'est le cours de la Troisième République qui est à la recherche d'un modèle de synthèse, dans sa phase dernière, la république marquée par le parlementarisme et le suffrage universel.

                           C/1879-1958 période qui pose la question de l’exécutif, dit autrement, comment concilier suffrage universel, démocratie et stabilité de l'exécutif.

Le régime de Vichy se signale par un antiparlementarisme vigoureux et un exécutif  assuré par "l'homme providentiel", régime de type césarien.

                                       D/1958 La constitution donne au pouvoir exécutif une force qui est personnifiée par le Président de la république. C'est lui qui conduit la politique étrangère, nomme le premier ministre, à la possibilité de recourir au référendum. Gouvernement et Parlement semblent être des appendices.

Précisions sur le mot « Libéral en politique » et « Libéralisme économique » : d'Argenson en 1750 emploi le terme libéral, mais c'est vers 1800 que le terme se répand, son acte de naissance est dû à la Révolution. Il s'applique aux partisans des libertés politiques et au dix neuvième siècle, le parti libéral s'oppose : aux conservateurs, aux monarchiste puis aux socialistes (1848).

Il est capital de sortir du mélange "libéral" en politique et «libéralisme» en économie : deux réalités différentes voire opposées. On se reportera au livre indispensable de René Rémond "Les droites aujourd'hui" qui note qu'à l'époque, les libéraux anti-monarchiques étaient la gauche de nos jours.

Sur le plan économique le terme libéral recouvre à la fin du 18ème un concept économique en réaction contre les contraintes étatiques voulues par Colbert. En France Quesnay répand l'idée d'un ordre économique naturel et l'anglais Smith soutient que l'intérêt personnel est le moteur principal de l'activité humaine. La concurrence  permet de satisfaire les désirs des populations. Les libéraux confient à l'Etat le soin d'organiser l'armée et la police, de rendre la justice et de faire respecter la propriété privée. Les Libéraux désignent une brochette d'écrivains qui vivent pendant la période de la Restauration. Raymond Court en parlera longuement dans son exposé.

En son concept strictement économique : Le néo-libéralisme (1938)  et plus tard au Chili, les jeunes universitaires américains expérimentent : la concurrence frénétique, le refus de tout intervention et régulation étatiques, la consécration de la loi du plus fort.cf le thatchérisme et certains présidents américains. (Les Busch)

 

 

LA DEMOCRATIE MODERNE


Par Raymond COURT, Professeur Honoraire de Philosophie à la Faculté
de l’Université Jean Moulin (Lyon 3)

pour la Conférence du Cercle Condorcet de Bourg-en-Bresse Décembre 2012

             L’accouchement  de la démocratie moderne, celle même qui est la nôtre sous l’appellation de République[1], a été long et difficile à travers la Révolution française puis ses suites après Thermidor. Avant d’aborder les contributions remarquables des penseurs politiques de cette époque, tels notamment Chateaubriand, Benjamin Constant et Tocqueville qui, après la Révolution française, ont alors participé directement à la gestation mouvementée de ce nouvel ordre politique et appartiennent à l’âge d’or de sa pensée, il importe  d’abord de revenir sur les réflexions originaires de Rousseau (puis de Kant) tout à fait décisive sur ces questions[2]. J’insisterai en particulier sur ce qui apparaît à ce propos chez le penseur français comme une redoutable bifurcation de pensée qui a marqué en profondeur et tragiquement les deux siècles suivants et qu’on peut désigner comme l’opposition entre despotisme et démocratie qui nous retiendra au terme de notre exposé en évoquant le thème majeur du totalitarisme comme pathologie mortelle pour l’idéal démocratique.

I . L’ambivalence de Rousseau.

Force d’un côté est de reconnaître que Rousseau  par ses écrits ( et notamment Le contrat social de 1762) a été sur le plan historique en rapport explicite incontestable avec l’acte de naissance en France de la liberté politique en 89 et sur ce point décisif a directement inspiré Kant proclamant son enthousiasme pour cette aurore politique[3]. En revanche il est tout aussi évident de constater a contrario chez Rousseau un glissement fort inquiétant en direction d’une interprétation  pré-jacobine  qui a conduit, à rebours de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 89  jusqu’à la Grande Terreur de 93 (ce qui, on le sait, sera exploité abondamment par les ennemis de la Révolution française).Kant au contraire demeurera fermement dans la ligne libérale défendue par Locke à partir de l’idée de contrat dans son Essai sur le gouvernement civil (1690). Le philosophe allemand a ainsi l’extrême mérite dans sa relecture politique de nous permettre, à l’instar  précisément d’un Chateaubriand, d’un Tocqueville et d’un Benjamin Constant, en conjurant vigoureusement le pré - jacobinisme rousseauiste, de sauver la Révolution française dans son moment fondateur de 1789, et finalement de contribuer à définir en profondeur la grande tradition libérale des penseurs de  la démocratie moderne[4].

Il importe d’autant plus d’insister au départ sur cette opposition philosophico-politique initiale entre Rousseau et Kant se révélera particulièrement lourde de conséquences historiques dans la mesure où il est possible d’y déchiffrer la double orientation qui a scellé pour au moins deux siècles le destin de l’Europe et au-delà.( si du moins on reconnaît que les idées mènent le monde).

            D’une part Kant  reprend pour l’essentiel l’analyse du contrat social dont le propre selon lui en principe est d’opérer la synthèse de l’autorité politique et de la liberté. Seule en effet est légitime une autorité consentie et, comme telle, respectueuse de la personne dans son autonomie, à savoir en tant que sujet libre et moral donc responsable[5]. Et tel est, réaffirme Kant, le critère de toute légitimité juridico-politique, c’est-à-dire ce que la raison au nom du droit naturel exige pour qu’une constitution politique soit avouable devant elle : «  le contrat originel (ou pactum sociale), en constituant une volonté commune, et publique, permet seul de fonder parmi les hommes une constitution civile, donc totalement conforme au droit, et d’établir une communauté » de sujets égaux en droit (Pléiade III, 279 : Sur le lieu commun..). Jusque là Kant suit donc Rousseau et met à son crédit la Déclaration des droits de l’homme : d’où son enthousiasme pour la Révolution de 89  qu’il célèbre, nous l’avons noté, comme l’acte de naissance en France de la liberté politique et ce que nous considérons comme la démocratie au sens moderne du mot.

Mais d’autre part, en dépit de ces prémisses authentiquement démocratiques de l’analyse rousseauiste, force est de constater que cette dernière opère au cours de son développement une dérive fort inquiétante en direction d’une interprétation qu’on peut qualifier de pré-jacobine de la volonté générale et de ce qu’il ne faut pas hésiter à nommer le despotisme spirituel de la religion civile. Ce qui est sûr, c’est qu’à partir de là, Kant va diverger totalement de Rousseau .en posant deux principes fondamentaux qui constituent les deux piliers-maîtres d’une authentique philosophie des droits de l’homme : la distinction entre société et Etat, puis la séparation entre l’Eglise et l’Etat. Ce faisant, il s’oriente dans une direction  qui en esprit correspond à celle des anglo-saxons ( dans la lignée de Locke  et son: Essai sur le gouvernement civil 1690) suivie par la nouvelle démocratie américaine ( sans oublier la bataille héroïque en France du libéralisme politique contre le despotisme de la Terreur et de l’Empire).

Reste à s’interroger sur les raisons susceptibles d’expliquer ce qui nous apparaît marquer dans la pensée rousseauiste un tel glissement de la démocratie la plus pure vers le pire despotisme qui est en fait la dérive jacobine. C’est bien en tout cas la question que se sont posée a posteriori ceux qui ont vécu comme témoins successivement  l’enthousiasme de 89,  puis l’horreur face au bain de sang de la Terreur. et qui dès lors ne manquèrent pas d’être frappés par la correspondance stupéfiante entre la lettre de l’Histoire et un certain esprit du célèbre Contrat social. Avant de revenir sur les premiers penseurs qui ont réfléchi sur cette terrible énigme présente à la fois au cœur de la pensée de Rousseau et de l’histoire ( à la lumière rétrospective de ce que nous avons vécu au 20ème siècle) , il faut, je crois, marquer le point crucial de vulnérabilité à l’origine de cette dérive catastrophique au cœur du système rousseauiste.

Celui-ci se situe, semble-t-il, au niveau même de la notion centrale de volonté générale. Volonté de tous, s’appliquant à tous, dans l’intérêt de tous, la volonté générale rousseauiste a des aspects positifs certains, notamment le refus des privilèges et la visée d’un bien commun irréductible à la fois aux intérêts particuliers de groupes de pression comme à un intérêt collectif transcendant auquel on pourrait sacrifier une personne singulière. Mais ce qui pervertit tout cet ensemble, c’est la règle de l’unanimité. Ainsi Rousseau ne distingue pas refus des groupes de pression et refus de la délibération comme expression des opinions dans leur diversité (à savoir le détour démocratique par l’opinion et le débat. Par ce refus de tout pluralisme et de tout droit reconnu à une opposition on glisse  fatalement sur la pente d’une logique révolutionnaire totalitaire, celle même du Club des Jacobins qui fonctionnera comme « une véritable machine d’unanimité » (Winock) par noyautage des Assemblées et à ce titre un véritable ancêtre du « centralisme démocratique »[6].

Plus grave encore, toujours au nom d’une volonté générale vraiment dominante, Rousseau estime que le pouvoir souverain, outre la quête de l’unanimité dans les suffrages, doit s’étendre au-delà des actions extérieures jusque dans l’intimité des consciences : « L’autorité la plus absolue est celle qui pénètre jusqu’à l’intérieur de l’homme, et ne s’exerce pas moins sur la volonté que sur les actions » (Article Economie politique)[7]. Cette évocation d’un pouvoir qui réussit à nouer le plus extérieur et le plus intérieur trouvera son accomplissement dans le chapitre final sur la religion civile. qui couronne le Contrat social et où Rousseau, contre le principe de la dualité de Dieu et de César, approuve Hobbes d’avoir « osé proposer de réunir les deux côtés de l’aigle et de tout ramener à l’unité politique ». Mais en  réalité il va beaucoup plus loin que ce dernier car il s’agit selon lui de pénétrer jusqu’au cœur des convictions du sujet. Ce dont témoigne cette affirmation dépourvue d’ambiguïté selon laquelle l’Etat a « inspection » sur  « la croyance des citoyens » parce que « la croyance des hommes détermine leur moral » et qu’un athée ne saurait être homme de bien (Lettre à M. de Beaumont) (Œuvres, III, 91). Comment ne pas penser à Robespierre et à la Grande Terreur ?

Les analyses de Chateaubriand, Tocqueville et Constant convergent pour l’essentiel de manière remarquable pour dénoncer ce que nous venons de nommer la dérive rousseauiste. Elles  permettent d’en saisir le processus d’engendrement et d’en mesurer les redoutables conséquences sur le plan politique. Nous résumerons le thème général de cette réflexion critique commune à ces trois penseurs qui sur ce point se sont fait des emprunts réciproques[8].

II. Le grand libéralisme français : de Madame de Staël à Tocqueville.
           
            Ici il convient d’évoquer  la personnalité centrale de Mme de Staël. Fille de Necker (remarquable ministre de Louis XVI) et amie de Chateaubriand qu’elle fit connaître à Mme Récamier, amie elle-même de Benjamin Constant., elle osa aller au-delà de la monarchie tempérée défendue par son père pour «  fonder la République. ». et « terminer la Révolution ». Insultée et poursuivie par Napoléon Bonaparte[9] elle défendra le gouvernement représentatif des Anglais et fuira par Saint Pétersbourg en Angleterre où paraîtra, posthume, son dernier livre intitulé «  Les considérations sur les principaux évènements de la Révolution », louant comme bientôt le fera Edgar Quinet l’union indivisible de la liberté de conscience et de la liberté politique au principe même de la démocratie.

De son côté , dans une conférence célèbre qui date de 1813, B.Constant analysera, à l’origine de l’usurpation jacobine de la volonté générale chez Rousseau, la référence de ce dernier à la liberté-participation collective des Anciens et l’oubli de la liberté individuelle des modernes. Ainsi, alors que la finalité ultime du contrat social visait initialement à concilier l’autonomie individuelle et l’autorité de l’Etat, finalement, en raison de la fusion des volontés particulières dans l’acte de volonté générale, s’opère ce retournement despotique, si étonnant pour beaucoup, des principes individualistes par intégration à la communauté indivise unanimement constituée. D’où cette définition rousseauiste mémorable du contrat comme l’ « aliénation totale » de chaque associé avec tous ses droits à la communauté » qui est en effet la formule même du jacobinisme?[10] Cette argumentation relative à la liberté des Anciens opposée à celle des modernes, développée explicitement par B.Constant, se retrouve chez Chateaubriand qui en a pris connaissance sans doute dans le cercle de Mme de Staël et l’a intégré à sa propre réflexion sur la liberté politique[11]. L’auteur du Génie du christianisme, à la suite de la lecture du premier volume de la Démocratie en Amérique de Tocqueville rédigera ainsi un chapitre des Mémoires d’outre tombe dans lequel il procède à une relecture du Génie pour y insister sur l’enracinement religieux de la liberté. En effet si, comme il l’affirme dans les Etudes historiques de 1831, « le christianisme est la plus grande révolution advenue chez les hommes » en raison de l’esprit d’affranchissement universel qui lui est inhérent ( cité par Fumaroli p.722), la liberté des modernes est irréductible à celle des Anciens par sa référence à la fois aux droits de l’homme et à un système politique représentatif mais également à une autonomie éthico-religieuse dans la vie privée[12]. Tocqueville  sera profondément impressionné par ces pages de Chateaubriand. Et dans L’Ancien Régime et la Révolution il n’hésitera  pas à dénoncer l’erreur des Français de s’être soumis au « génie anti-chrétien des philosophes du 18ème siècle » en se laissant persuader que « les sociétés démocratiques sont naturellement hostiles à la religion ». Sur ce point nos deux philosophes rejettent de concert les Lumières anti-chrétiennes[13].

            Nous avons exposé la critique exercée par les penseurs du libéralisme politique post-thermidorien à l’encontre de la dérive rousseauiste vers un pré-jacobinisme despotique. Et ceux-ci -  notamment Tocqueville – ont en même temps diagnostiqué explicitement dans cette dernière avec une grande perspicacité l’annonce de l’apparition de ce que nous désignons aujourd’hui sous le terme de totalitarisme et que Claude Lefort va dénoncer de manière  systématique comme la pathologie mortelle de la démocratie moderne.

            Déjà Chateaubriand, à l’inverse de Condorcet, critiquait l’optimisme fidéiste des Lumières (cf ses deux  premiers Discours). Néanmoins l’auteur des Mémoires d’outre-tombe, tout en demeurant fidèle sur ce point au pessimisme rousseauiste à l’égard de la modernité[14], s’affirmait fervent défenseur du monde nouveau initié en 89, dans le ferme espoir qu’il ne sera plus celui de l’absolutisme monarchique mais plutôt celui, selon Péguy, de « la République notre Royaume de France » De plus, convaincu encore comme Rousseau que le mal n’est pas un fait de nature et que Dieu n’en est point responsable mais qu’il tient à l’homme, en revanche, à la différence de l’auteur du Contrat social, Chateaubriand, ayant vécu 93 puis l’Empire, a pensé avec force la Terreur et dénoncé « les deux monstres français », Robespierre et Bonaparte. Surtout en invoquant la percutante méditation politique pascalienne, il dégagera en toute lucidité au principe de la logique totalitaire l’invocation à un illusoire ordre parfait idéal, tel l’utopie révolutionnaire catastrophique, substitué en lieu et place d’un ordre imparfait patiemment et courageusement réformateur[15]

            La réflexion critique de Benjamin Constant  va dans le même sens quand elle dénonce, on s’en souvient, au principe de la dérive jacobine l’illusion rétrospective qui, renvoyant à la liberté- participation des Anciens, annonce ce que  Claude Lefort nomme le « fantasme du peuple-Un  » qui selon lui constitue le noyau central du totalitarisme. Quant aux analyses de Tocqueville elles conduisent de leur côté directement à l’opposition centrale entre démocratie et totalitarisme qui sera au centre de celles de Cl. Lefort, «  le philosophe de la démocratie » selon Philippe Raynaud.

            Tocqueville décèle en effet dans la démocratie (qui n’est pas seulement une forme de gouvernement mais un changement de société marqué par l’égalité des conditions), le danger de renversement dans un nouveau despotisme qui sera le totalitarisme. Ainsi, à la fin de La Démocratie en Amérique l’auteur montre que le passage à l’égalité des conditions a pour conséquence la pleine affirmation des individus et avec elle le règne de l’opinion dans sa multiplicité impersonnelle et sa domination sans visage. D’où ce risque redoutable qui donnera naissance dans nos sociétés contemporaines au pouvoir tyrannique des medias et portera atteinte gravement à « la liberté des modernes » que célèbre  Constant sans avoir peut-être mesuré l’extrême vulnérabilité de celle-ci .

III. La démocratie moderne au défi du totalitarisme ( son contraire) selon Claude Lefort.

Au terme de toutes ces analyses il revenait à Claude Lefort de systématiser les intuitions perspicaces de ces penseurs majeurs en dégageant la convergence remarquable de celles-ci autour de la critique du  totalitarisme,  « le phénomène le plus important de notre temps », déclarait-il en 1978[16]. C’est ainsi qu’il a eu justement le mérite éminent pour nous de penser la démocratie moderne en rapport aux catastrophes vécues par celle-ci non seulement à sa naissance mais dans notre modernité la plus immédiate exposée à l’apparition du phénomène totalitaire avec d’abord le nazisme et le stalinisme en attendant le maoïsme. Il ne cessera pas dès lors jusqu’à sa mort ( le 3 Octobre 2.010) de dénoncer et de dépister cette pathologie mortelle pour  la démocratie. Ainsi de l’illusion gauchiste du trotskisme orthodoxe accusant le parti communiste de devenir réformiste et d’oublier son devoir révolutionnaire ou inversement de l’aveuglement de Sartre à reconnaître le caractère totalitaire de l’Union soviétique et l’héroïsme des dissidents comme Soljenitsyne ou comme Kravtchenko révélant la réalité des camps soviétiques..Cl. Lefort décèle au principe de cette conduite totalitaire toujours la même référence illusoire à une unité parfaite et définitive (de nature proprement idéologique selon H.Arendt et qui constitue l’essence même du totalitarisme). Ainsi, au cœur de la Terreur révolutionnaire, cette quête fantasmatique à l’image de la première figure moderne du pouvoir (celui absolutiste de la souveraineté royale déchue) et le refus sanglant de reconnaître un monde pluriel[17].Ce dernier point d’analyse conduit au point le plus central de la conception de la démocratie selon Lefort.

A rebours de l’illusion d’une unité parfaite et définitive (figure de l’Egocrate) (cf. là encore la justesse pascalienne !) la démocratie crée (et accepte) un monde pluriel et fait du pouvoir un « lieu vide » qu’aucune forme ne peut définitivement s’approprier ». Lefort définit alors la démocratie par la «  désincorporation du pouvoir » et par la « désintrication du savoir, de la loi et du pouvoir ». Il refuse donc de la définir « comme le pouvoir souverain du peuple et la place là où le pouvoir n’appartient à personne », ce qui selon Alain Touraine marque la « redécouverte du politique ». C’est ce que la réhabilitation  des droits de l’homme par Lefort permet sans doute de mieux comprendre. En effet, loin de réduire comme Marx ces droits au travestissement bourgeois d’intérêts individuels égoïstes et atomisés, Lefort les réhabilite dans et sur leur  dimension formelle donc par principe ouverte et politique. D’où  cette ouverture au débat sur ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas, bref sur ce qui marque la redécouverte du politique, à savoir l’exercice du pouvoir à l’état naissant et citoyen. ( voir par exemple les débats contemporains en bioéthique ou sur la sexualité).

Note 1 sur Sieyès


            Le destin de Sieyès est exceptionnel (1748-1836) : il a ouvert la Révolution en 1789 et l’a refermée en 1799. On connaît le jugement sévère de Quinet sur lui : « Sieyès avait voulu être le théoricien de la liberté et il est devenu le théoricien de la servitude ». Il a voulu et accompli en 1789 le démantèlement de la puissance monarchique et la destruction des ordres privilégiés, puis il a vécu sous la Terreur, gouverné sous le Directoire, traversé les troubles révolutionnaires et passé ainsi de la Nuit du 4 Août à celle du 18 Brumaire. Mais au cours de ces évènements bien remarquables sa réflexion proprement politique s’enrichit en profondeur, toujours en prise sur cette actualité brûlante du plus haut intérêt qu’il a vécue en toute lucidité et il atteint assurément au niveau des plus hauts penseurs de cette époque. En particulier il possède à fond le texte difficile du Contrat social au point d’en faire le contenu spirituel même de la Révolution. Ainsi son Discours important du 20 juillet 1795 ( 2 Thermidor An III) a très vivement impressionné ses auditeurs et pointe de manière très précise ce qui est au cœur de sa pensée politique fondamentale, à savoir la limitation de la souveraineté populaire pour éviter le despotisme d’une souveraineté absolue à laquelle conduisait selon lui le pacte rousseauiste d’aliénation totale. En quoi il annonce explicitement la pensée libérale de Benjamin Constant et ce qui est au centre de notre propos, à savoir le problème d’inventer la démocratie grâce à un système représentatif qui conjure à la fois l’absolutisme populaire de 1793 et l’impuissance en 1795 des pouvoirs divisés.

Conclusion

            Le texte suivant de Kant extrait de la Doctrine de la vertu (Seconde partie de la Métaphysique des mœurs) (Pléiade O.C. III p.333), cité par Pierre Manent in Cours familier de philosophie politique, permet de cerner de la manière la plus claire et la plus synthétique l’essence idéale de la démocratie politique. Au fondement de celle-ci il y a l’idée de dignité humaine. Sénèque le stoïcien va à l’essentiel en distinguant prix et dignité. L’animal agit par simple spontanéité naturelle, l’homme par représentation d’une loi acceptée ou refusée. Rousseau et Kant parlent ici d’autonomie Mais si. cette dernière est nécessaire pour définir la dignité humaine , elle n’est pas suffisante pour aller au fond de cette idée, laquelle implique une dimension éthique, d’où la référence essentielle au sentiment de respect.. L’homme sans doute, comme le pensent le christianisme et le stoïcisme a été remis à son propre pouvoir par Dieu, et c’est la marque de sa liberté, il n’est pas l’auteur de cette loi, sa liberté par rapport à elle est de consentement, non de création. En clair ceci signifie que choisir n’importe quel style de vie peut être contraire à notre dignité personnelle. La dignité personnelle dépend de notre choix qu’en rapport de celui-ci à une loi qui nous est donnée et non pas créée par nous. D’où, comme le remarque  P.Manent, le contre sens fréquent aujourd’hui fait à propos de Kant : « Respecter  la dignité de l’autre être humain, ce n’est plus respecter le respect qu’il conserve en lui-même pour la loi morale, c’est aujourd’hui, de plus en plus, respecter le choix qu’il a fait, quelque soit ce choix, en réalisation de ses droits » ( o.c. p.321) (Cf. La réflexion critique de Gisèle Halimi contre Mme Badinter a propos de la prostitution féminine soi-disant légitime si elle est choisie librement).

IV. Démocratie politique et démocratie sociale.

            Dans notre recherche précédente nous avons décrit l’accouchement tumultueux de la démocratie politique et suivi cette dernière jusqu’à son aboutissement à la Terreur jacobine avec Robespierre. Mais cette évolution comporte une infrastructure sociale dont elle est inséparable. C’est cette dernière, avec son propre risque de dérive totalitaire par rapport à la démocratie, que, pour terminer, nous évoquerons rapidement dans ses grandes lignes[18].

            Un premier moment de cette analyse relève la rencontre entre l’idéologie socialiste  que Marx traite d’ «utopiste» et l’essor du mouvement ouvrier. A cet égard la révolte des Canuts à Lyon en 1831 représente un évènement considérable. Marx, on le sait, fut très attentif à l’émergence de ces mouvements ouvriers, notamment aux journées décisives de juin 48  puis au drame de la Commune en 71. Le fameux Manifeste (signé avec Engels), paru en 48, portait justement sur l’articulation du dogme socialiste et du « prolétariat » naissant avec la société industrielle et il eut le retentissement énorme qu’on sait. Il s’agit en effet d’une révolution culturelle politico-sociale dont on mesure la profondeur si on porte attention à l’ampleur de la mutation qui s’accomplit alors, à savoir le passage de la révolution libérale et individualiste des droit de l’homme et du citoyen de 89 et sa dominante politique, à une révolution devenue proprement sociale et collective. D’où le champ ouvert à ce qu’on va nommer significativement alors « la question sociale ». En 1831, sous la plume de Lamennais., le mouvement « social » commence à distinguer les rapports entre les classes à l’intérieur de la société et « la République sociale » associe désormais l’idéal démocratique à la « révolte de classe » (o.c. p.643). Illustre la profondeur du fossé ainsi franchi le débat en 1848  à la Constituante sur le vote du droit au travail combattu encore par le grand Tocqueville lui-même !

            D’où un second moment  dès lors à analyser qui recoupe d’ailleurs le précédent plus qu’il ne lui succède et qu’on peut placer sans doute plutôt sous le patronage de Proudhon que sous celui de Marx. Significatif également à cet égard est le titre même de l’ouvrage publié par Proudhon en 1864 : « De la capacité politique des classes ouvrières ».En référence aux analyses de Saint-Simon ( et Comte) l’accent est mis dès lors de manière explicite sur le phénomène nouveau « société industrielle qui avec sa structure « organisationnelle » transforme le travailleur en « prolétaire » sans pouvoir économique ni autorité politique et  est contemporain de l’introduction dans les années 1830-1845 d’un prolétariat urbain avec la misère noire de la classe ouvrière. Si l’on ajoute  dans ce contexte la répression militaire (Cf. Bugeaud) des émeutes exercée durant la Monarchie de juillet, on comprend mieux le sens du combat du militantisme socialiste prolétarien dans l’optique proudhonienne centrée sur la prise de conscience de la lutte fondamentale entre le monde du travail et le monde du capital en vue d’établir une alternative à la société actuelle. Il s’agit ainsi de substituer à la référence traditionnelle à un modèle supérieur et antérieur une « organisation » ( le mot est de Saint-Simon) nouvelle où l’historien Lucien Febvre détecte «  la capacité politique des classes ouvrières ». D’où l’emploi d’un nouveau langage pour désigner ce nouveau socialisme qui répond à la formule saint-simonienne célèbre : « substituer au gouvernement des hommes l’administration des choses » et qu’illustre la reprise de la parabole célèbre dénonçant les frelons, ces parasites opposés aux abeilles ouvrières Tel est le principe d’un socialisme libéral contre la politique qui transforme les rapports sociaux en rapports d’autorité. Cet anti-autoritarisme typiquement proudhonien sera au principe du Grand schisme entre socialisme et communisme qui sera réactivé à partir de 1917 au XXème siècle avec l’avènement du Stalinisme et qui opposera en France notamment la rivalité entre la lutte syndicale libre et la « geôle collectiviste » du Parti unique et idéologisé[19]. Où nous retrouvons notre débat  central sur le totalitarisme au défi de la démocratie véritable.




Note 2 : Chateaubriand et Pascal.

            Chateaubriand se réfère à la réflexion politique pascalienne sur laquelle il prend appui pour discuter Rousseau. Comme le fera après lui Tocqueville, l’auteur des Mémoires d’outre- tombe, a vu dans Rousseau le génie prophétique de la modernité politique ( à la fois  l’interprète et  le critique le plus radical des Lumières). Il déclare vivre tous les jours avec trois hommes : Pascal, Montesquieu et Rousseau, et être en dialogue entre Le discours sur l’inégalité du second et les Pensées du premier. Il s’agit au départ de méditer l’affirmation initiale célèbre du Contrat social : « l’homme est né libre, et partout il est dans les fers » à la lumière de la doctrine pascalienne de la liberté politique qui enracine celle-ci dans la religion chrétienne, seule à donner la clef ultime du mystère dévoilé par Rousseau à partir du péché originel et la prise de conscience de la profondeur du mal ( ce que Kant nommera le « mal radical.). Tocqueville, neveu de Chateaubriand  reprendra le flambeau de cette analyse[20].

            Chateaubriand est pour le « bon sens » selon Pascal, à savoir la juste mesure entre les extrêmes contraires ( «  que ce qui est juste soit fort » ou, faute d ‘y parvenir, «  réduire la justice à la force »), c’est-à-dire opter finalement pour une liberté modérée. Hardiesse subversive de Pascal lucide sur la misère de la raison humaine dans l’ordre politique, et dénonçant l‘extrémisme abstrait des libertins du 17ème siècle ( que suivront les philosophes du 18ème siècle qui ont laissé supposer aux hommes qu’une justice parfaite jusqu’ici inconnue pourrait être à leur portée sur terre). Cette position selon Pascal est lourde de lendemains qui déchantent et conduisent à un double enfer sur la terre d’une société décentrée ( despotique) . Et il nomme « demi-habiles » les responsables de cet état de chose par incapacité de leur part à s’attacher à un moindre mal, à savoir celui d’un ordre terrestre construit sur des conventions ( comme les rangs et les propriétés) . Les « véritables habiles » au contraire ( en concorde avec le sens commun du peuple), pour ne pas forger de périlleuses  fausses vérités abstraites, sont contre l’illusion d’un ordre temporel idéal possible, comme nous en fourniront la preuve irréfutable d’abord l’histoire (révolutionnaire et napoléonienne) vécue par Chateaubriand et ses contemporains ; puis à une échelle sans doute encore bien supérieure les totalitarismes du XXème siècle[21].

            En définitive on peut sans doute conclure que la réflexion politique de Chateaubriand sur la pensée maîtresse de Rousseau méditée à travers la médiation pascalienne, débouche en profondeur sur le plan théologico-politique, et rejoint ainsi, par sa référence essentielle au christianisme, la méditation augustinienne du thème des deux Cités au cœur même de l’essence du politique. C’est en tout cas dans le voisinage et l’entourage d’une telle ) interrogation que tourne implicitement la recherche interrogative d’un Claude Lefort.

Note 3 Quinet et la Révolution.

Essence religieuse de la Révolution : la liberté fonde la démocratie comme exigence spirituelle intérieure réunissant le religieux, le politique et le social. Pour Quinet protestant profondément croyant (comme le catholique Chateaubriand) le message chrétien qui est celui de la liberté est au fond celui de la démocratie. Quinet reproche donc aux partisans et aux adversaires de la Terreur d’avoir ignoré les uns et les autres le vide spirituel de la Révolution telle qu’ils l’ont comprise et mise en œuvre dans les cultes républicains.

Note 4 : A propos de « La dernière leçon au Collège de France (Gallimard –Seuil 2OO4) de Michel Foucault.

            L’attitude à première vue indulgente à l’égard du néo-libéralisme américain contemporain ne doit pas, me semble-t-il , être interprétée, comme il l’a été  reproché à Foucault comme conversion droitière de sa part mais comme volonté de réactiver la tradition libertaire de la gauche ( dans l’esprit de Mai 68) contre un penchant actuel d’une certaine  gauche à parler le langage autoritaire de l’ordre et à suspecter l’individualisation et la différenciation des modes de vie.(Déjà en 68 s’amorçait une distance entre gauchistes et communistes).



II - Introduction du débat par R.Constans

Suite à l’exposé de Raymond COURT

Voici maintenant présentées le contenu possible  de  rubriques qui peuvent  donner matière à débat. Il s'agit d'un choix personnel qui n'a pas  prétention à l'exhaustivité.

Démocraties :         A/ institutionnelle, d'Etat, régalienne.

                                   B/ associative : importance en France, un million cent associations actives; seize millions de membres c’est à dire un Français sur trois. 200.000 associations emploient plus d'un million de salarié. Le budget de l'ensemble des associations représente plus de 3,5 pour cent du PIB national.

Ses fonctions : complémentarité des services publics de l'Etat ou des collectivités territoriales (santé: handicapés, personnes âgées ou écoles de musique associatives, participation à la gestion de certains services (location de salles), rassemblement autour d'un projet bien défini.

                          Subsidiarité voire contre-pouvoir. Des fonctions qui s'opposent au "tout étatique" et constituent un principe fondamental d'oxygénation de la démocratie. Différentes formes d'associations. L'économie sociale et solidaire. Pour aller vite, une infinité d'associations se regroupent qui ont comme projet la construction d'un objet social qui détermine le développement de l'activité. On citera les coopératives (les scoop : sociétés coopératives de production où les salariés sont les actionnaires majoritaires de l'entreprise ; la SCIC : société coopérative d'intérêt collectif qui vise à répondre à un besoin collectif clairement identifié sur un territoire ou une filière professionnelle. On trouve dans les C.A. des salariés, des usagers, des bénévoles, des entreprises, des associations, des collectivités locales. Ex : une cantine scolaire ou un studio d’enregistrement. Les mutuelles (personnes morales de droit privé à but non lucratif qui développent en faveur de leurs membres une activité à caractère social.

                         C/ ecclésiale ?? À voir les choses en apparence, nous apercevons dans l'Eglise Réformée pour des raisons historiques : une maîtrise précoce de la langue écrite et parlée, un rapport personnel et critique avec les Ecritures, des fonctionnements démocratiques. Le catholicisme, qui pose comme fondement la seule succession apostolique, qui se transmet seulement par les clercs a consacré un pouvoir pyramidal et fortement hiérarchisé. Même l'envoi en mission par les personnels «mitrés» concerne une minorité (longtemps féminine) de laïcs parfois plus formalistes que les clercs eux-mêmes.

La différence essentielle de la démocratie de type associatif avec la démocratie d'Etat repose sur l'équivalence un adhérent = une voix; le détenteur du pouvoir exécutif appartient au conseil d'administration, émanation directe de l'Assemblée Générale qui donne un mandat au CA. La référence est la loi 1901.

Démocratie et autorité

L'Etat se réserve le droit de consulter ou non mais surtout de décider. Les organes de consultation sont nombreux depuis le simple conseil de quartier jusqu'au Conseil Economique et social. Le danger, c'est la consultation de figuration, formelle ou spectacle.

La démocratie associative et syndicale présente des différences légalement constatables. La loi Waldeck-Rousseau de 1875 demande la déposition des statuts en mairie; le Secrétaire est juridiquement le responsable du syndicat, là où le Président l'est dans la loi de 1901 pour les associations qui peuvent déposer leurs statuts en Préfecture. Malgré tout "la culture démocratique" est proche, pour ne pas dire commune. Elle est née des mouvements et révolutions sociaux du milieu ouvrier français au cours du XIXème siècle. Soudées l'une et l'autre autour d'un projet, elles sont sans doute moins exposées aux luttes de pouvoirs et aux combats de chefs. Même si les querelles sévères scissions/recompositions fréquentes des syndicats, des mutuelles de secours, des fédérations se rencontrent dans l'histoire sociale des mouvements populaires. La régulation de ces crises et de ces conflits peuvent s'appuyer sur des outils plus démocratiques, si chacun joue le jeu.

La démocratie d'Etat reconnaît: a/ la fonction d'opposition et la diversité des opinions comme essentielles, hors des pratiques connues qui favorisent, même lorsque les finalités sont concordantes, les alliés en place. b/ le respect des Droits de l'Homme et le contenu de la Constitution. c/ le partage des pouvoirs (Montesquieu) d/la laïcité

Démocratie et  vie familiale; démocratie et enseignement ou éducation Nous connaissons les finalités : a/ répondre au besoin de comprendre, de former les esprits, de raisonner juste, de connaître nos institutions et notre histoire. b/ acquérir les valeurs qui fondent la démocratie. c/ faire l'apprentissage de la vie civique et de la citoyenneté par des pédagogies qui développent l'initiative et la responsabilité : méthodes Freinet, Montessori, conseils d'élèves, gestion coopérative des classes... Ne pas penser qu'il revient au système éducatif de tout faire, la famille a aussi un rôle très important dans la préparation du futur citoyen.

Démocratie et laïcité  La séparation de l'Etat et des religions est centrale. Elle ne veut toutefois pas dire ignorer et combattre. L'Etat doit pouvoir considérer toutes les religions comme constitutives d'un "fait social" et dans certaines conditions en faire des partenaires porteurs de valeurs humanistes et démocratiques. cf.; les lois de 1905 qui perpétuent des traitements très inégalitaires entre certains territoires de la République et sont toutefois reconnues comme positives par la grande majorité des historiens, philosophes, élus et citoyens. Les textes fondateurs de l'Europe en revanche et pour ne fâcher personne taisent le passé gréco romano judéo chrétien. Etrange !

Démocratie et Internet, communication, presse écrite et parlée .Tous ces outils de connaissances et d'échanges (le site Internet de la ville que j'habite, par exemple) sont des aides puissants à la formation des esprits et des citoyens. Nous sommes renvoyés à la nécessité pour une démocratie de préparer en permanence ceux qui la feront vivre. Toutefois si le savoir est important, l'apprentissage de la pratique démocratique est indispensable. Qu'ils soient étatiques ou aux mains de groupes financiers, tous les médias doivent en permanence susciter notre vigilance et nos  fonctions critiques de citoyen avisé.




[1] Avec, au terme, élection de « députés » au suffrage universel, voire d’un « Président de la République ».
[2] Je renvoie sur ce point à mon exposé dans le livret du Cercle Condorcet de Bourg en Bresse, p.10-12, sur Les droits de l’homme en question.
[3] Il importe également de signaler l’action capitale de l’abbé Sieyès comme relais politique de la pensée de Rousseau au cœur même de la tourmente révolutionnaire dans son ensemble, à la fois à ses débuts dès 1789 ( avec la parution en 1789 de sa brochure sur Qu’est-ce que le Tiers Etat ? et son rôle décisif en juin de la même année dans la transformation des Etats généraux en Assemblée nationale), puis dans ses moments décisifs ( jusqu’au 9 Thermidor An II, juillet 1894 et enfin jusqu’à l’Empire après le coup d’Etat du 18 Brumaire). Nous reviendrons plus loin sur sa réflexion politique tout à fait rigoureuse. ( note en annexe ).
[4] .Dans la lignée décisive, il faut le rappeler, de Montesquieu, le père du libéralisme politique et dont L’Esprit des lois date de 1750..
[5] Seule est légitime, précise Rousseau, une autorité consentie par celui qui s’y soumet, ce consentement devant être libre dans sa forme ( ni tacite, ni extorqué) et dans son contenu (à savoir non contraire à notre dignité d’homme : contre le pacte de soumission).
[6] On objectera que dans le livre IV ch.2 du Contrat social Rousseau précise : « Il n’y a qu’une seule loi qui par sa nature exige un consentement unanime. C’est le pacte social ». Mais demeure l’impératif de tendre à l’unanimité : « Plus le concert règne dans les assemblées, c’est-à-dire plus les avis approchent de l’unanimité, plus aussi la volonté générale est dominante ; mais les longs débats, les dissensions, le tumulte annoncent l’ascendant des intérêts particuliers et le déclin de l’Etat »  Car en définitive il semble bien que pour Rousseau la volonté générale est de droit absolu par rapport aux volontés individuelles. Dans le même chapitre il n’hésite pas en effet à déclarer : « Quand...l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’avais voulu, c’est alors que je n’aurais pas été libre ». N’est-ce pas  le discours jacobin dans son principe même ?
[7] Sur le plan pédagogique Rousseau reprend sans sourciller cette logique inquisitoriale dans toute sa pureté. Ainsi ce conseil infaillible destiné explicitement à « captiver »  la  « volonté même » de l’enfant : « Sans doute il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse » (Emile  livre II).
[8] On se reportera à Chateaubriand : Essai sur les révolutions (1797), Etudes historiques (1831), Mémoires écrits irrégulièrement depuis 1811 et parues en volumes en 1849-1850) sous le titre de Mémoires d’outre-tombe ; à Tocqueville La Démocratie en Amérique (1835), L’Ancien Régime et la Révolution (1856) ; puis à. B.Constant Cours de politique constitutionnelle (1816, 1872). A signaler l’important  Chateaubriand ,Poésie  et  Terreur de Marc Fumaroli ( Gallimard) et la remarquable Préface de Marcel Gauchet à Ecrits politiques de Benjamin Constant .De plus il faut souligner que la réflexion critique tout à fait magistrale poursuivie par Sieyès au cours de sa longue carrière sur cette question centrale de la souveraineté et de ses dérives a devancé pour l’essentiel tout ce débat sur la démocratie. On se reportera enfin à Jean-Denis Bredin : Sieyès, La clef de la Révolution française.( Livre de poche) dont il souligne l’influence sur « l’article primordial » de la théorie libérale selon Constant » (o.c. note p.512).
[9] Celui-ci la qualifie « d’intrigante », de « démon femelle », de « génie turbulent » et de « peste » à exiler à Paris «  en lui laissant l’Europe » alors que d’autres l’avaient surnommée « Notre Dame de Coppet » où elle réunissait ses amis.
[10] A noter que Rousseau, s’il condamne l’oubli de l’intérêt général au profit des intérêts particuliers, inversement il récuse tout autant un collectivisme qui « sous prétexte du bien commun » n’hésite pas à « sacrifier un innocent au salut de la collectivité » (Article Economie politique). Demeure néanmoins chez Rousseau une dévalorisation des volontés individuelles face à la volonté générale. D’où la méfiance à l’égard des rapports des individus entre eux et en général à l’égard de la société civile, l’hostilité au pluralisme et au gouvernement représentatif ( lequel, avec la séparation des pouvoirs, définit le gouvernement pleinement républicain au sens de Kant, sinon de Rousseau.).
[11] Et à cet égard le christianisme n’est-il pas le premier courant de pensée qui a permis de penser la laïcité ?
[12] Tocqueville affirme dans   L’Ancien Régime et la Révolution que « c’est le despotisme qui peut se passer de la foi (chrétienne), non la liberté ». On peut d’ailleurs ajouter, à la lumière de ce qu’on désigne aujourd’hui comme la crise de la démocratie (déjà pressentie par Tocqueville quand il compare l’individualisme à « la rouille des sociétés ») que pour un ultra libéralisme rejetant toute référence transcendante métaphysique ou religieuse, à savoir toue dimension normative (ce qui définit la notion classique de « droit naturel », il n’y a plus de limite assignable à la dérive des désirs individuels et à une tolérance généralisée qui « interdit d’interdire » ( selon le slogan soixante-huitard) jusqu’à y compris par exemple l’anti-racisme. L’honneur de 89, c’est la Déclaration des droits de l’homme. Telle est la charte du libéralisme véritable et tel est le rôle incontournable des principes , irréductibles, comme l’a noté B.Constant contre Burke, à de « simples abstractions ».
[13] Tocqueville, comme le souligne Fumaroli (p.725), dans les chapitres de La démocratie en Amérique consacrés à la religion chrétienne, voyait en celle-ci une des raisons de l’étonnante stabilité et fécondité de la République américaine. Chateaubriand a lu attentivement ces pages. A noter que ni l’Angleterre ni l’Amérique  n’ont coupé les ponts avec le christianisme, ayant passé à la démocratie sans rupture révolutionnaire.
[14] Rousseau accuse cette dernière d’être en Angleterre utilitariste et industrialiste au détriment du paysage et en Allemagne pré-bureaucratique.
[15] Cf. note annexe 2 sur Chateaubriand et Pascal.
[16] Rapporté par Pierre Pachet (dans le Monde du 4 Mai 2007). Sur les textes de Cl. Lefort je me bornerai à citer Essais sur le politique XIX-XXèmes siècles Collection Esprit/ Seuil, 1986.
[17]  D’où aussi également sans doute le fantasme de la quête de l’unanimité dénoncé plus haut comme de la hantise des rassemblements populistes  à invoquer le « collectif ».
[18].Nous prendrons appui ici sur les analyses de Jacques Julliard Les Gauches françaises (Flammarion).
 
[19] Toute cette histoire est sous-jacente aux « évènements  de 68 » où l’on verra significativement l’appel fort d’une partie du mouvement étudiant en faveur de la cogestion opposée à la systématisation autoritaire patronale et où l’on peut retrouver un écho certain de l’aspiration à ce que Proudhon nommait « mutuellisme ».
[20]. Voir sur ce point Fumaroli opus cité p.719-721.
[21] Pascal. Pensées Edition Brunschvicg  n° 325, 326, 327. (p.479 sq). Il distingue trois catégories d’esprits : 1) les ignorants croient que la loi est vérité et non simple coutume ou convention. Il ne faut pas leur dire la vérité sous peine de révolte de leur part mais les « piper » pour qu’ils ne sentent pas la vérité de l’usurpation ; 2) les « demi-habiles »,eux, savent que les lois sont fausses, à savoir simplement conventionnelles et non fondées en raison (c’est leur part d’habilité) mais ils ignorent qu’elles sont nécessaires à la paix dans la condition humaine telle qu’elle est. Ces demi-habiles  situés entre habiles et ignorants, estime Pascal, troublent tout le monde et sont des esprits dangereux ( on dirait aujourd’hui subversifs et révolutionnaires comme Rousseau auquel Chateaubriand applique la leçon pascalienne) ; 3) « les vrais habiles » enfin, « les grandes âmes » selon Pascal,, savent que les lois, quoique fausses, sont nécessaires à la paix
 Position assurément forte, difficile à réfuter en ce qu’elle est sans illusion sur le pouvoir politique. Mais peut-on  cependant  non seulement renoncer au devoir de s’insurger contre un pouvoir extrême notamment totalitaire mais encore, pour rester dans l’horizon moyen pascalien, ne pas rejeter la formule de Goethe : «  Mieux vaut une injustice  qu’un désordre ».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.